Au sein du nid, les abeilles sont unies par un système original de liens de parenté. Au cours de son vol nuptial, la jeune reine fondatrice (elle a alors environ 8 jours) est fécondée par 15 à 20 mâles en moyenne. Toute sa vie durant, soit trois à cinq ans, leurs différents spermes resteront stockés dans son abdomen, dans un réservoir appelé « spermathèque ». Les ouvrières qui naissent par la suite ont donc la même mère, mais pas forcément le même père. Les liens génétiques de parenté sont déterminés par le fait que les mâles de l'espèce sont haploïdes, c'est-à-dire dotés d'un seul exemplaire de chaque chromosome, alors que les femelles, diploïdes, en possèdent deux. De ce fait, les ouvrières d'une même lignée paternelle sont très proches génétiquement, puisque chacune reçoit la totalité des gènes paternels et la moitié des gènes maternels. Statistiquement, ces « super-soeurs » ont donc 75 % de leur génome en commun. En revanche, les lignées issues de pères différents sont très dissemblables, puisque les demi-soeurs ne partagent en moyenne que 25 % de leurs gènes.
La coexistence de ces nombreuses lignées paternelles dans la colonie s'accompagne-t-elle de la spécialisation de certaines d'entre elles pour des tâches particulières ? Cette question a attiré l'attention des scientifiques dès la fin des années quatre-vingt. Impossible d'y répondre à l'époque : les outils génétiques alors disponibles ne permettaient ni de déterminer le nombre exact de lignées paternelles dans une colonie ni d'affilier les ouvrières à une lignée donnée. Pour contourner le problème, les chercheurs ont alors entrepris de créer des colonies artificielles [2,3]. L'opération consiste à inséminer une reine avec le sperme de deux ou trois mâles, portant chacun une « signature » génétique aisément repérable physiologiquement (des formes différentes d'une même protéine, par exemple, ou, plus flagrant encore, une couleur du corps spécifique). Résultat : ces études ont mis en évidence une participation variable des différentes lignées paternelles à des tâches comme la récolte du nectar et du pollen, la défense de la colonie et l'enlèvement des cadavres, ou encore l'élevage des reines. Toutefois, les résultats obtenus dans de telles conditions, avec deux ou trois lignées au lieu d'une vingtaine, paraissaient difficilement généralisables aux colonies normales.
À partir de 1997, nous avons décidé de reprendre la question en travaillant sur des colonies naturelles. C'était devenu possible grâce à une méthode génétique de détermination des liens de parenté, mise au point par l'équipe de Michel Solignac, du CNRS à Gif-sur-Yvette [4] (lire « Les micro-satellites, marqueurs génétiques », p. 51). Avec Karl Crailsheim et Norbert Hrassnigg, de l'université de Graz en Autriche, et Wolfgang Kirchner, de l'université de Bochum en Allemagne, nous avons étudié la spécialisation mise en oeuvre lors de la récolte de nectar et de pollen. La recherche de nourriture constitue en effet un bon exemple de forte division du travail. Une partie des abeilles joue un rôle d'exploration, recherchant en permanence de nouvelles sources de nectar ou de pollen. Les autres, « simples » pourvoyeuses, sont recrutées par les premières au moyen de danses. En outre, certaines butineuses récoltent en priorité le nectar des fleurs (ensuite transformé en miel), et d'autres, le pollen, source de protéines.
Existe-t-il des lignées d'exploratrices ou de pourvoyeuses ? Certaines lignées paternelles participent-elles davantage à la récolte du nectar ou du pollen ? C'est aux exploratrices, qui n'avaient jamais été étudiées en tant que telles, que nous nous sommes d'abord intéressés. Voici l'expérience que nous avons menée avec nos collègues autrichiens. La veille de sa réalisation, la colonie est emmenée dans un lieu inconnu des abeilles. Des sources de nourriture sont ensuite disposées autour de la ruche, à des distances variables, et les expérimentateurs capturent les exploratrices dès qu'elles découvrent cette nourriture. Ainsi, elles ne peuvent retourner à la ruche pour recruter d'autres ouvrières. Nos analyses ont porté sur plusieurs centaines d'abeilles appartenant à deux colonies. L'étude des liens de parenté au sein de chacune d'entre elles a montré que la majorité des lignées paternelles (13 sur 17 dans les deux cas) participe à la recherche des sources de nectar, quatre lignées s'en abstenant [5]. Il semble donc, à première vue, qu'il n'y ait pas de spécialisation des lignées en ce qui concerne la recherche de nectar. Cependant, l'analyse statistique a montré que les résultats n'étaient significatifs que pour l'une des deux colonies. Autrement dit, la division du travail pour la recherche de nectar existe dans certaines ruches, mais n'est pas un phénomène général. Comment expliquer cette différence d'une colonie à l'autre ? Impossible d'incri- miner l'environnement, très semblable dans les deux cas. La seule variable nette est intrinsèque : c'est le mélange précis des génotypes que renferme chaque colonie, variable selon les cas puisque les fécondations des reines se font au hasard. En raison de cette différence, certaines colonies pourraient présenter un comportement semblable pour un trait donné, mais pas pour un autre.
Des lignées à pollen
Qu'en est-il lors des phases ultérieures de récolte de nourriture ? Lorsqu'elles retournent à la ruche, les exploratrices réalisent plusieurs types de danses, dites de « recrutement », à destination des butineuses. La danse frétillante, ou « danse en huit », célèbre depuis les travaux du biologiste autrichien Karl von Frisch, stimule les butineuses et leur indique à quelle distance et dans quelle direction se trouve la nourriture. La danse tremblante a l'effet inverse. Quand le nectar rapporté à la colonie devient trop abondant, et qu'il n'y a pas assez d'ouvrières pour le décharger, elle indique aux éventuelles butineuses de rester à la ruche. En 1991, Benjamin Oldroyd et Thomas Rinderer, du département d'Agriculture (USDA) de Bâton Rouge en Louisiane, avaient affirmé que les exploratrices dansent davantage avec leurs super-soeurs, et les recrutent donc préférentiellement pour aller butiner les mêmes plantes qu'elles [6]. Ces résultats laissaient supposer qu'une abeille peut reconnaître, au sein de la ruche, les membres de sa propre lignée paternelle, vraisemblablement grâce à l'odeur de leur cuticule [7]. Cependant, une fois encore, l'étude avait été menée sur des colonies artificielles ne comptant que deux lignées, distinctes par leur couleur. Avec Wolfgang Kirchner, nous avons placé une colonie naturelle dans une ruchette d'observation aux vitres transparentes, puis analysé le génome des « danseuses » et des « suiveuses des danses frétillantes ». Sur les 17 lignées que comptait la colonie, 4 réalisaient la moitié des danses tremblantes, et 4 autres, la moitié des danses frétillantes [8]. Autrement dit, certaines lignées dansaient beaucoup plus que d'autres. Nous avons ensuite analysé les liens de parenté entre les abeilles exécutant les danses frétillantes et leurs futures recrues. Résultat : contrairement à ce qui avait été affirmé auparavant, ces abeilles ne dansent pas plus avec leurs super-soeurs qu'avec leurs demi-soeurs [9]. L'utilisation de colonies artificielles avait conduit à une affirmation fausse : les danseuses ne recrutent pas préférentiellement les abeilles appartenant à la même lignée qu'elles.
Tout compte fait, la plupart des lignées participent à la récolte du nectar. En est-il de même pour le pollen ? Les ouvrières le transportent sous forme de pelotes, dans des corbeilles présentes sur leurs pattes arrière. Il est donc aisé de les repérer lorsqu'elles retournent à la ruche. Tout récemment, nous avons ainsi montré qu'un petit nombre de lignées paternelles assurent l'essentiel de l'approvisionnement en pollen (même si, contrairement à l'expérience portant sur les exploratrices de nectar, il n'a pas été possible dans cette expérience de séparer les exploratrices des simples butineuses). Pour chacune des deux colonies étudiées, 3 lignées réalisaient à elles seules la moitié des récoltes. Autrement dit, l'impact de la lignée est bien plus marqué lors de la récolte de pollen que lors de la récolte de nectar. Et l'on peut parler, dans ce cas, de réelle spécialisation du travail selon la lignée considérée. Un résultat que certains de nos collègues allemands ont récemment observé pour deux autres comportements. Le premier est la récolte de l'eau, nécessaire au refroidissement de la ruche. Selon Robin Moritz et ses collaborateurs de l'université de Halle, cette récolte est réalisée par 1 % seulement des ouvrières de la colonie [10]. Quant au « rappel des ouvrières », il est également l'apanage de certaines lignées : seules les abeilles y appartenant émettent, devant l'entrée de la ruche, une phéromone qui incite leurs congénères à y pénétrer. Dans les deux cas, les chercheurs ont observé une nette division du travail entre les différentes lignées paternelles, puisque 3 d'entre elles (sur les 16 de la colonie) réalisent 60 % des deux activités.
Des seuils de sensibilité
Il existe donc bel et bien, au sein des colonies d'abeilles, des lignées paternelles spécialisées pour l'exécution de certaines tâches. Comment l'expliquer ? En 1989, Gene Robinson et Robert Page, des universités d'Illinois et de Californie, ont proposé un modèle fondé sur l'hypothèse dite des « seuils » [11]. Il est l'un des plus couramment admis, même si d'autres ont suivi (lire ci-dessous « D'un modèle à l'autre »). L'hypothèse qu'il défend prend en considération la multiplicité des informations dont disposent les ouvrières sur l'état de la colonie et de ses réserves. Chimiques, visuelles, tactiles, temporelles ou autres, il y en a plusieurs dizaines, dont certaines déclencheraient des comportements précis. Ainsi, pour la récolte de pollen, les signaux clés pourraient être le nombre de larves à nourrir ou les messages chimiques qu'elles émettent, et la quan-tité de pollen stocké dans les alvéoles. Quant au déclenchement de la danse frétillante, il serait lié à la quantité de nectar récolté et à sa qualité. Pour la danse tremblante, le paramètre important serait le temps de latence avant que les butineuses soient déchargées de leur butin ; en d'autres termes, certaines ouvrières seraient plus impatientes que les autres ! Les différentes lignées d'abeilles, du fait de leur bagage génétique distinct, ne réagiraient pas toutes avec la même sensibilité à ces signaux, certaines ayant des seuils de réponse plus bas que ceux de leurs congénères.
La division du travail semble présenter plusieurs avantages sélectifs. D'une part, elle a pour corollaire une plus grande efficacité des ouvrières pour la tâche considérée, en raison de leur spécialisation. D'autre part, n'étant pas d'une extrême rigidité, elle favoriserait une meilleure adaptation de la colonie à des changements internes ou externes, en modifiant le nombre d'individus réalisant des tâches différentes. Ces modifications pourraient être, au moins en partie, une conséquence des variations génétiques entre les lignées paternelles. Par exemple, dans les conditions routinières, seules les ouvrières ayant le seuil de réponse le plus bas pour tel ou tel signal réaliseraient la tâche induite par le signal en question. Les quelques lignées spécialisées suffiraient alors à satisfaire aux besoins de la colonie. Si le besoin pour cette tâche augmentait, en raison de changements de l'environnement ou au sein de la colonie, l'augmentation du niveau des stimuli pousserait les ouvrières possédant un seuil de réponse plus élevé à réaliser, elles aussi, la tâche requise. On sait depuis longtemps que le niveau d'activité varie entre les ouvrières : certaines sont très actives, alors que d'autres le sont beaucoup moins, et constitueraient une réserve rapidement mobilisable pour des tâches urgentes, telles que répondre à la découverte d'une abondante source de nourriture ou à une attaque de prédateurs. Ces dernières pourraient avoir des seuils de réponse si élevés qu'elles ne réagiraient qu'à des stimuli abondants, et la colonie serait ainsi toujours prête à réagir le plus efficacement possible. G. A. en deux mots Au cours des années quatre-vingt, on avait découvert que la répartition des tâches au sein d'un nid d'abeilles dépend de facteurs génétiques. Toutefois, les outils disponibles à l'époque ne permettaient de travailler qu'avec des colonies dites « artificielles », qui ne comprennent que deux ou trois lignées paternelles. Les biologistes savent aujourd'hui étudier les insectes en conditions réelles. Cela nuance sérieusement leurs résultats. L'héritage paternel n'a que peu d'importance pour la récolte du nectar, mais il joue à plein dans la réalisation de tâches telles que la récolte de l'eau ou du pollen, ainsi que dans les communications par les danses.
Gérard Arnold
Les microsatellites, marqueurs génétiques
De la levure à l'homme, tous les eucaryotes recèlent dans leur génome de nombreuses séquences très simples et répétitives, les microsatellites. Distribués de manière régulière sur les chromosomes, ces derniers sont formés par la répétition d'un motif de 1 à 5 paires de bases, tel que CTCTCTCT... ou GTGTGTGT... On estime que le génome humain en contient quelque 100 000, dont la longueur atteint jusqu'à 60 paires de bases. Les microsatellites, dont on ignore s'ils ont une fonction, constituent de précieux outils pour les généticiens. Hautement variables, ils diffèrent en effet d'un chromosome à l'autre par le nombre de répétitions, et sont bordés par des régions stables qui permettent de les identifier. Ces caractéristiques en ont fait des marqueurs de choix pour établir la carte du génome humain.
De nombreux microsatellites ont été isolés chez l'abeille. Ils peuvent compter chacun plus d'une dizaine de variants dans une même colonie, variants qui permettent de déterminer les liens de parenté entre ouvrières. Ceux hérités de la mère sont aisément repérables : ils se retrouvent chez toutes les ouvrières si la reine porte le même variant sur les deux exemplaires de son génome, ou chez la moitié d'entre elles si la reine porte deux variants distincts, transmis chacun à la moitié de la descendance. Les microsatellites hérités du père, déduits par différence, permettent de distinguer les différentes lignées paternelles.
D'un modèle à l'autre
Les résultats de la première tentative d'accomplissement d'une tâche donnée joueraient-ils un rôle majeur dans la division du travail chez l'abeille (et d'autres insectes sociaux) ? C'est ce que proposent les modèles dits d'« autorenforcement ». La réalisation d'une tâche avec succès augmenterait la probabilité d'entreprendre à nouveau cette tâche. Un échec aurait la conséquence inverse. Un deuxième modèle, dit de « recherche du travail », s'appuie, lui, sur un algorithme comportemental articulé en trois phases. Primo, réaliser n'importe quelle tâche pour laquelle il y a un besoin là où se trouve l'insecte ? en l'occurrence au centre du nid pour les jeunes abeilles. Secundo, continuer à réaliser ce même travail si le besoin s'en fait sentir. Tertio, si tel n'est plus le cas, se diriger vers une autre région du nid et essayer de travailler à cet endroit. Les modèles dits d'« inhibition sociale » relaient en partie cette conception, en la complétant. Selon eux, l'aspect temporel de la division du travail résulte d'une interaction entre deux phénomènes : d'une part, le processus intrinsèque de développement des abeilles (qui les fait évoluer du centre de la colonie quand elles sont jeunes jusqu'à sa périphérie quand elles sont plus âgées), et, d'autre part, les effets stimulateurs ou inhibiteurs des autres ouvrières, selon que la tâche à accomplir est plus ou moins importante à l'endroit considéré.